Une Pensée Ordonnée : extrait de Jiddu Krishnamurti
Parmi tant d’autres aspects de la vie, vous êtes-vous demandé pourquoi nous sommes pour la plupart plutôt brouillons dans notre mise? dans nos manières, dans nos pensées, dans notre façon d’agir? Pourquoi manquons-nous de ponctualité, et donc d’égards envers les autres? Mais qu’est-ce donc qui apporte l’ordre en toute chose dans notre mise? dans nos pensées, dans notre discours, dans notre allure, dans la manière dont nous traitons ceux qui sont moins privilégiés que nous?
Qu’est-ce qui fait éclore cet ordre singulier qui advient sans contrainte, sans préméditation, sans volonté délibérée? Vous êtes-vous jamais posé la question? Mais savez-vous ce que j’entends par l’« ordre »? L’ordre, c’est rester assis tranquille, mais sans effort. C’est manger avec élégance mais sans hâte, c’est être posé tout en étant précis, c’est être clair dans ses pensées tout en étant expansif.
Qu’est-ce qui fait surgir cet ordre dans l’existence?
C’est une question vraiment très importante et je crois que, si l’éducation permettait de découvrir le facteur capable de susciter cet ordre, cela aurait une portée immense.
De toute évidence, l’ordre ne naît qu’à travers la vertu. Car si vous n’êtes pas vertueux non seulement dans les petites choses, mais en toute chose, votre vie devient chaotique, n’est-il pas vrai? La vertu en soi est sans grande importance. Mais parce que vous êtes vertueux, la précision règne dans votre pensée, l’ordre règne dans tout votre être: telle est la fonction de la vertu.
Mais que se passe-t-il quand un homme s’efforce de devenir vertueux? qu’il se contraint à être bon, efficace, prévenant, attentionné, qu’il essaie de ne blesser personne, qu’il met toute son énergie à tenter d’établir l’ordre, qu’il se démène pour être bon? Ses efforts ne mènent à rien d’autre qu’à la respectabilité. Ce qui entraîne une médiocrité de l’esprit: cet homme-là n’est donc pas vertueux.
Avez-vous déjà regardé une fleur de très près?
Tout en elle à commencer par les pétales est d’une précision remarquable. Il s’en dégage pourtant une tendresse, un parfum, une beauté extraordinaires! Ainsi, dès lors qu’un individu essaie d’avoir une pensée ordonnée, sa vie peut être réglée avec précision. Mais il a perdu cette qualité de douceur, qui ne naît, comme pour la fleur, qu’en l’absence d’effort. Le problème est donc pour nous d’être à la fois précis, lucide et expansif sans effort.
En effet, l’effort que l’on fait pour être ordonné ou méthodique a une influence tellement réductrice. Lorsque j’essaie délibérément d’avoir cette pensée ordonnée pour ranger ma chambre. Si je fais attention à tout remettre en place. Si je n’arrête pas de me surveiller, de regarder où je mets les pieds, etc., que se passe-t-il? Je deviens insupportablement assommant pour moi-même et pour les autres.
Celui qui veut toujours être autre chose qu’il n’est, adopte la pensée ordonnée soigneusement. Il choisit une pensée de préférence à une autre est quelqu’un de très fatigant. Un tel individu peut être très organisé, très lucide, savoir utiliser les mots de manière précise, être très attentif et plein d’égards. Mais il a perdu la joie de vivre créatrice.
Quel est donc le problème?
Comment avoir en soi cette joie de vivre créatrice? être expansif dans ses sentiments, large dans sa pensée et cependant précis, lucide, ordonné dans sa vie? Je crois que la plupart d’entre nous ne sont pas ainsi, car jamais nous ne ressentons rien de manière intense. Jamais nous n’impliquons notre cœur et notre esprit dans quoi que ce soit de manière entière.
Je me souviens d’avoir observé un jour deux écureuils roux à la longue queue touffue et à la fourrure superbe, qui, l’espace d’environ dix minutes, n’ont cessé de se poursuivre du haut en bas d’un grand arbre par pure joie de vivre.
Mais vous et moi ne pouvons pas connaître cette joie si nous ne ressentons pas les choses intensément. S’il n’y a pas de passion dans nos vies pas la passion de faire le bien ou d’instaurer quelque réforme. Mais la passion au sens où l’on ressent les choses très fortement. Nous ne pouvons avoir cette passion vitale que quand a lieu dans notre pensée, dans tout notre être, une révolution totale.
Avez-vous remarqué comme nous sommes peu nombreux à ressentir les choses de façon intense?
Vous arrive-t-il de vous révolter contre vos professeurs, contre vos parents, pas simplement parce que vous n’avez pas envie de faire une chose donnée, mais parce que vous éprouvez un sentiment intense et ardent de refus face à certaines situations? Si quelque chose déclenche en vous un sentiment intense et ardent, vous vous apercevez que, curieusement, ce sentiment même suscite l’avènement d’un nouvel ordre dans votre vie.
L’ordre, la propreté, la clarté de pensée ne sont pas très importants en eux-mêmes. Mais ils le deviennent pour celui qui est sensible, qui a des sentiments profonds, qui est en état de perpétuelle révolution intérieure. Si vous êtes profondément émus par le sort des pauvres, ou du mendiant qui reçoit la poussière en plein visage au passage de la voiture du riche. Si vous êtes extrêmement réceptifs, sensibles à tout, alors cette sensibilité même suscite l’ordre et la vertu. Je crois qu’il est très important que le professeur et l’élève le comprennent tous deux.
Malheureusement, dans ce pays comme partout ailleurs dans le monde, nous sommes si indifférents ; rien ne nous émeut en profondeur. Nous sommes pour la plupart des intellectuels au sens superficiel du terme. C’est-à-dire des gens très habiles, imbus de mots et de théories sur ce qui est juste et sur ce qui est faux, sur la façon dont il convient de penser ou d’agir.
Mentalement, nous sommes hautement développés.
Mais intérieurement, nous manquons de substance et de sens ; et c’est cette substance intérieure qui suscite l’action vraie, qui n’est pas une action dictée par une idée.
Voilà pourquoi il faut que vous ayez des sentiments très forts des sentiments de passion, de colère. Il faut les observer, jouer avec eux, en découvrir la vérité. Car si vous ne faites que les étouffer, si vous dites:
« Je ne dois pas me mettre en colère, je ne dois pas me passionner, parce que c’est mal ».
Vous vous apercevrez que peu à peu votre esprit s’enferme dans une idée et devient donc très superficiel.
Vous pouvez être immensément intelligent. Avoir des connaissances encyclopédiques, s’il n’y a pas en vous la vitalité de sentiments forts et profonds. Votre compréhension est comme une fleur sans parfum.
Il est capital que vous compreniez tout cela tant que vous êtes jeunes. Car en grandissant vous serez de vrais révolutionnaires pas des révolutionnaires acquis à une idéologie à une théorie ou à un livre. Mais des révolutionnaires au sens global du terme, des êtres totalement, intégralement humains. De sorte qu’il ne reste pas en vous le moindre recoin qui soit contaminé pas les choses du passé.
Alors vous avez l’esprit frais et innocent et donc capable d’une extraordinaire créativité.
Mais si vous passez à côté du sens de tout cela, votre vie deviendra très morne. Car vous serez happés par la société… Par votre famille, votre femme ou votre mari, par des théories, par des organisations religieuses ou politiques.
Voilà pourquoi il est si urgent pour vous de recevoir une vraie éducation. Ce qui signifie que vous devez avoir des professeurs capables de vous aider à briser le carcan de la prétendue civilisation. Des personnes qui vous aident à être non pas des machines répétitives. Mais des individus qui aient vraiment en eux quelque chose qui chante, et qui soient donc des êtres humains heureux et créatifs.